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Recherche la sortie, désespérément… (Bridges from Bamako.com)

un article du blog http://bridgesfrombamako.com

« Une tragédie aux proportions historiques » (A tragedy of epic proportions), c’est ainsi que l’Organisation internationale pour les migrations qualifie ce qui arrive aux migrants tentant de traverser la Méditerranée cette année. Sur le continent africain, alors que l’instabilité et la stagnation de l’économie poussent des milliers de jeunes à quitter leurs familles, le chaos en Libye a rendu plus facile l’accès à la côte méditerranéenne pour les candidats à l’émigration.

Les routes de migrations à travers le nord de l’Afrique (source : NY Times ; cliquer sur la carte pour accéder à l’article original – en anglais -)

Le nombre de personnes ayant tenté cette traversée très risquée a atteint l’an dernier son chiffre le plus haut jamais atteint : selon les estimations de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), 219.000 personnes sont arrivées sur les rives du sud de l’Europe en 2014, soit dix fois plus qu’en 2012. Cette année, à la date d’aujourd’hui ce sont plusieurs milliers d’autres qui sont morts au cours de leurs tentatives (3500, soit un mort toutes les deux heures, selon les chiffres du journal Le Monde).

Nombres de migrants arrivés en Europe par la Méditerranée (source : UNHCR)

Quels pays ont-ils laissés derrière eux avant de parvenir sur ces rivages dangereux ? Les pays d’origine les plus fréquents vont de l’Afghanistan, le plus à l’est, jusqu’au Sénégal, le plus à l’ouest. Beaucoup de ces pays sont actuellement des zones de conflit, et la plupart sont situés dans le monde musulman. Parmi les pays d’origine des migrants arrivant par la Méditerranée, au premier trimestre de cette année, le Mali venait au 8ème rang (voir graphique ci-dessous). Une douzaine de survivants du naufrage le plus récent, et au moins 50 morts, étaient maliens.

Les dix premiers pays d’origine des personnes ayant traversé la Méditerranée début 2015 (source : UNHCR)

Alors que je lisais les articles sur ce drame récent en Méditerranée, et alors que les marins italiens et maltais étaient toujours à la recherche des victimes du dernier naufrage, pour lequel on peut craindre un chiffre de plusieurs centaines de noyés, je me suis souvenu d’un de mes amis, nous l’appellerons ici Lamine.

J’ai rencontré Lamine il y a environ quatre ans à Bamako ; il y travaillait comme agent de sécurité. Lamine n’avait jamais fréquenté l’école, mais il avait appris à parler français et avait même acquis une certaine aisance en anglais. La dignité était dans ses projets, malgré l’uniforme déguenillé trop grand pour sa carcasse. Facile d’abord il adorait plaisanter avec moi en bambara. Chaque fois que je le croisais au travail, il arborait un sourire chaleureux. A l’occasion, nous nous rendions visite l’un l’autre. Après mon départ du Mali en 2012, nous sommes restés en contact, échangeant de temps en temps par email ou par téléphone.

En 2013, Lamine a démissionné. Il avait travaillé six jours par semaine pendant 5 ans pour ne gagner que 100 $ par mois (89 euros), payés par la multinationale qui l’employait ; pas vraiment un salaire de famine selon les standards maliens, mais bien loin d’être assez pour lui permettre de se marier et de fonder une famille. Atteignant la quarantaine, l’agent de sécurité n’avait aucune perspective de promotion et commençait à s’inquiéter de chercher fortune ailleurs. Il vendit l’ordinateur portable que je lui avait donné et investit le profit qu’il en avait tiré dans un restaurant que l’on peut voir ci-dessous (je n’ai pas interrogé Lamine sur les droits au nom, tout ça était son idée à lui.)

Le restaurent de Lamine à Bamako

Pendant quelque temps, il sembla que la situation s’améliorait pour lui : il se fiança avec la sœur d’un ami, et il était content de sa nouvelle petite entreprise. Mais il eu des déboires. Peu de temps après l’ouverture de son restaurant, un voleur lui déroba sa mobylette. Il ne pouvait pas utiliser la machine à café très chère dans laquelle il avait investi à cause des problèmes d’électricité. Ses fiançailles furent annulées à la demande de la famille de la fiancée, et il ne pouvait récupérer la dot qu’il avait déjà payée, plus de 300 $ (270 euros).

« Au début, quand j’ai ouvert mon restaurant, les gens venaient ; aujourd’hui, je n’arrive pas à faire 5.000 francs (7,6 €) » me dit il au téléphone. Vivre à Bamako coutait trop cher, et il était très mécontent de l’incapacité du gouvernement à s’occuper des besoins des gens ordinaires comme lui.
Kɛyɔrɔ tɛ mɔgɔ la, bɔyɔrɔ tɛ mɔgɔ la, se plaignait-il en bambara — “Rien à faire, pas de sortie.”.
Il fit une promesse de mariage à une autre femme, et avait à nouveau besoin de 300 $ pour payer la dot, et plus encore pour les dépenses de mariage à prévoir.

L’an dernier, il commença à parler d’émigration. « Je veux partir parce qu’il n’y a rien ici. Je veux trouver un autre pays ou je puisse faire un peu d’argent. Je suis fatigué de demander de l’aide aux autres. » disait-il. Il pensait demander un visa américain. Il pensait à la Guinée équatoriale, où quelqu’un de ses connaissances avait apparemment bien gagné sa vie. Finalement il se décida pour la Libye où un de ses amis travaillait comme charpentier. Je lui ai déconseillé de partir. Je lui ai dit ce que j’avais entendu à propos de l’instabilité politique, de la violence armée et de l’exploitation des migrants africains en Libye. Rien n’avait d’importance : Lamine s’acheta un ticket de bus pour le Niger, et, de là, il prit la route du nord à travers le Sahara.

Il se passa quelques semaines avant que je reçoive à nouveau de ses nouvelles. Il avait rejoint son ami charpentier à la périphérie de Tripoli. La vie n’était pas mal, selon lui, mais il n’y avait pas grand-chose à faire après le travail. « Quand nous avons quitté le travail, on ne peut que rester à la maison. Il n’y a nulle part où aller passer son temps. Si vous regardez une femme, elle vous demande pourquoi vous la regardez. Les femmes parlent trop ici. » grommelait-il. Et aussi, les libyens sont tous armés. Un homme peut vous embaucher pour un travail, puis, quand c’est fini, sortir son pistolet et refuser de payer. Souvent, quand il priait, Lamine demandait à Dieu, me disait-il, de lui donner la chance de rentrer à Bamako. Mais il fallait d’abord qu’il gagne de l’argent. Il ne pouvait pas rentrer les mains vides. « Prends garde à toi », lui dis-je, tout en réalisant à quel point ces mots pouvaient sonner creux à son oreille.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Je commençais à lire les nouvelles de ces naufrages se succédant en Méditerranée, de ces vies d’africains fauchées au cours de ces tentatives, promises à l’échec, d’atteindre la terre promise de l’Europe. « Salut Lamine », voilà ce que j’écrivais dans un texto le week-end dernier, tout en parcourant sur l’écran de mon ordinateur un reportage sur la recherche des survivants après le naufrage d’un bateau de pêche. « Je lis des articles à propos des africains qui ont quitté la Libye et sont morts en mer. J’espère que tu vas bien. S’il te plait ne monte jamais sur un bateau pour l’Italie. » Pas de réponse.

Des jours passèrent et je commençais à m’inquiéter. Est-ce que le désespoir de Lamine, bloqué dans ses aspirations à rentrer, l’aurait poussé à tenter la dangereuse traversée vers l’Europe ? Se pourrait-il qu’il soit devenu l’une des victimes, un cadavre non identifié de plus dansant au gré des vagues ? S’il l’avait fait, qui pourrait jamais savoir ce qu’il était advenu de lui ?

Finalement, j’ai reçu un texto : Lamine était toujours en Libye. « Salut mon ami j’ai vu ton message », écrit-il. « je vais bien et je n’essaierai jamais de le faire. quand je quitte ici ce sera pour le mali merci vraiment. »

L’histoire de Lamine illustre une dynamique clef qui tisse ensemble le mariage, l’émigration et l’état post-colonial malien. Il y a peu de bonnes options pour les hommes du Mali comme lui qui n’ont pas tiré bénéfice de l’état, qui n’ont pas eu la chance de l’éducation, et qui malgré leur caractère industrieux et leurs talents naturels, sont obligés d’habiter les marges. Pour devenir des adultes à part entière et des membres de la société considérés, il faut qu’ils se marient et qu’ils fondent leur propre famille, mais ils ont besoin d’argent pour cela. Beaucoup ne voient aucun autre espoir de réaliser leurs rêves qu’en entreprenant un voyage dangereux à l’étranger, où ils s’imaginent qu’il sera plus facile de gagner de l’argent. D’autres restent et rejoignent des mouvements musulmans fondamentalistes, déterminés à se servir de la piété pour obtenir le statut de respect que la pauvreté leur dénie. Comment balayer ces obstacles à une vie d’adulte de plein droit pour tous les hommes pauvres du monde musulman ? Quiconque réussit à trouver la solution portera un coup bien plus fatal à l’extrémisme religieux que tous les drones Predator que le Pentagone peut s’acheter.

D’une certaine façon, Lamine a eu de la chance jusque là. Il a la santé et provisoirement un petit boulot modeste. Inshallah, comme il dit, bientôt il pourra prendre la direction du sud avec un porte-monnaie plein de dinars. Inshallah, on ne lui volera pas ses économies avant son arrivée. Inshallah, il finira par trouver sa place dans la société dans son pays natal.

Si Dieu le veut, Lamine. Prends garde à toi.

Bruce Whitehouse, Bridges from Bamako, avril 2015
http://bridgesfrombamako.com/2015/04/24/desperate-for-a-way-out/
traduction Jean-Jacques Méric, mai 2015

dimanche 3 mai 2015

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