Ezra Nahmad est photographe. Il se trouvait à Bamako lors de l’expulsion de 149 Maliens de Libye le 3 mai 2010. Il les a rencontrés, écoutés et photographiés. Récit d’une semaine où tout a basculé pour ces hommes revenus chez eux les mains vides, mais libérés des geôles libyennes.
Le 3 mai 2010 en milieu d’après-midi un charter affrété par le gouvernement libyen atterrit à l’aéroport de Bamako Senou. Il transporte 149 travailleurs maliens expulsés par Khadafi. Prévenue par les autorités maliennes, l’AME, l’Association des maliens expulsés, va les accueillir. L’AME est une ONG fondée par des anciens expulsés. Dans la soirée, après un bref accueil assuré par les autorités non loin de l’aéroport, une cinquantaine d’expulsés sont emmenés dans les locaux de l’AME à Djélibougou, un quartier de Bamako.
Les expulsés sont accueillis vers 21 heures, dans une pièce d’environ 25 m2. Ils sont à bout. Ils ont tous passé plusieurs semaines dans les prisons libyennes, entre deux et six mois, où ils ont été gardés dans des conditions d’hygiène indignes et torturés. Ils ne connaissent pas l’AME, ne savent pas exactement où ils se trouvent. Ils se sentent enfin libres, mais leur tension et leur stress extrême se lisent sur leurs visages. Ils sont immédiatement briefés par les représentants de l’AME.
Ce soir-là, il y a aussi deux journalistes dans la pièce, ils recueillent des témoignages. Dans les jours qui suivent, le Mali connaîtra le sort des 149 expulsés. Cette photographie, je la remettrai deux jours plus tard à Aboubakar, l’homme sur la photo. Après réflexion, car je sais que la photographie lui déplaira. Son état de tension extrême m’a frappé. Quelques minutes après lui avoir remis le cliché, je lui dis au cours d’un entretien : « Regarde dans quel état tu es, si tu ne te calmes pas, tu risques de t’effondrer ! »
C’est dans la pièce où ils ont été accueillis, et dans une chambre attenante, que les expulsés vont passer leur première nuit et les trois nuits suivantes. Certains préféreront la terrasse sur le toit. Pendant quatre jours, les locaux de l’AME, un appartement de 85 m2, accueillent une soixantaine de personnes, les expulsés, les salariés de l’association, quelques bénévoles, une équipe médicale, des journalistes. Les représentants de l’AME, une dizaine de personnes, travaillent imperturbablement, dans une atmosphère survoltée.
Au petit matin, sur la terrasse de l’immeuble, Keita fait l’inventaire de ce qui lui reste dans la poche. En Libye, les expulsés ont été dépouillés de toutes leurs affaires personnelles, de leur argent et souvent de leur passeport. Certains ont réussi à sauver qui une pièce d’identité, qui un peu d’argent. Revenir au pays sans rien, c’est l’aveu d’une faillite, une honte lourde de conséquences. Après la prison, les tortures, il faudra faire les comptes avec cette expérience extrême de l’indignité. Certains préfèrent ne pas revoir leur famille, plutôt que subir l’opprobre. Au Mali, la migration n’est pas dépourvue d’accents sacrificiels.
Pendant trois jours, l’AME recense les expulsés et recueille leur témoignage. Il faut s’occuper aussi de leur santé physique (ils sont atteints de plusieurs pathologies) et de leur santé mentale. Une stagiaire de l’université de Lyon participe au recensement. Les expulsés sont pris en charge par des juristes, des médecins, des écoutants. Peu à peu ils sortent de leur traumatisme et prennent conscience de leur statut d’expulsé.
Au Mali, on sait vivre avec peu, quelquefois sans rien. Mais lorsqu’on s’est exilé, qu’on a travaillé et qu’on a pris l’habitude d’avoir un salaire, c’est dur de se retrouver à la case départ, sans le sou, ne serait-ce que pour téléphoner ou acheter un paquet de cigarettes. Si le fait d’être pris en charge par une ONG est plutôt une opportunité, pour beaucoup c’est une épreuve, voire une infamie.
L’émigration ne peut être confondue avec l’esclavage, mais il est difficile de ne pas établir un lien entre les deux phénomènes, surtout lorsqu’on assiste à des déportations.
Recueil de témoignage par un salarié de l’AME. Il faut avant tout désamorcer la tension et le stress accumulés au cours des semaines de détention dans les prisons libyennes. On prend des renseignements sur l’identité et le parcours du migrant, on entre ensuite dans le vif des conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion. L’expulsé de Libye est écouté par un ancien expulsé de France, qui a longtemps vécu dans un foyer du XVe arrondissement.
Prendre la parole, un moment difficile, tantôt redouté, tantôt attendu, voire exigé brutalement. Il faut se défaire de ses démons au plus vite et obtenir de l’aide coûte que coûte. Adama est né en Côte d’Ivoire. Ses parents sont maliens, émigrés en Côte d’Ivoire. Il a deux frères et trois sœurs. Son père est cuisinier dans un restaurant, sa mère vend des arachides. Adolescent, il a vécu un peu chez sa tante en Guinée. En 2002, il a 17 ans, son école ferme pour cause de guerre civile. Il fait du petit commerce et du négoce et finit par rejoindre une autre tante au Mali. En 2006, il s’exile au Burkina Faso, il passe par le Ghana, le Bénin et atterrit au Nigeria en 2007. Quelques mois plus tard il est cireur de chaussures au Cameroun et finit par rejoindre la Libye en 2008.
C’est là qu’ils frappent, sur la plante des pieds. Dans les prisons libyennes, on est réveillé la nuit pour être battu, et après quelques séances répétées de coups, il n’est plus possible de marcher. Il faut alors compter sur les autres pour aller chercher la nourriture, il faut se faire aider pour aller aux toilettes.
« L’eau que tu bois dans les prisons libyennes est polluée, tu attrapes toutes sortes de maladies intestinales ou cutanées. La gale et les poux. Si tu as le malheur d’être malade, il ne faut pas compter sur un médecin. » Le charter libyen devait transporter 150 travailleurs maliens. Seuls 149 sont partis, le 150e était trop faible, il a dû être hospitalisé. L’absence de soins peut entraîner la mort. C’est arrivé.
Des cicatrices. Pour les autorités libyennes, il s’agit de s’assurer que ceux-là ne reviendront pas. Certains ont été trop longtemps en Libye, il ne faut surtout pas qu’ils s’imaginent qu’ils peuvent s’y installer. Dans tous les cas, la logique est toujours la même : il faut que la main-d’œuvre tourne, on en renvoie certains et on en laisse rentrer d’autres, « de la chair fraîche ». De toutes les façons, il faut que les choses se déroulent dans l’arbitraire et la terreur. Ainsi ils sont plus dociles.
« Là, c’est les coups sur les mains. »
Les sbires de Kadhafi leur ont dit : « Nous avons donné de l’argent à votre gouvernement, on va vous le remettre à votre arrivée. » Ils ont menti, mais les expulsés veulent croire ; cette histoire les rassure. À leur arrivée, ils demandent : « Où est l’argent de Kadhafi, notre argent ? » Il est difficile de leur faire admettre que cet argent n’existe pas. Ils s’imaginent aussi que des compensations arrivées au Mali leur ont été volées. Il leur faut du temps pour accepter les faits.
Il faut aussi un certain temps pour admettre que ni l’État ni aucun organisme public n’est vraiment organisé pour résoudre ces questions et que les expulsés peuvent, s’ils le souhaitent, s’organiser et se prendre en charge. Mais cette tâche, lourde et complexe, ne peut être relayée que par une petite minorité. Pendant les quatre jours qu’ils passeront à Djélibougou, les expulsés tiendront plusieurs réunions pour débattre de leur sort. Ils feront une conférence de presse en fin de semaine.
Seydou habitait à Tripoli depuis septembre 2008. Avant d’arriver en Libye, il a été en Mauritanie. Revenu à Bamako, il s’est rendu à la frontière algérienne. « À Borsou, tu reçois un visa de 3 mois ; tu traverses le Hoggar, le Tassili et arrivé à la frontière libyenne tu marches pendant 8 heures pour arriver à Gadamès, la première ville libyenne. Là, il y a plusieurs foyers maliens. » À Tripoli, Seydou a rendez-vous devant l’ambassade du Mali, avec un ami d’enfance. Il travaillera pendant plusieurs mois à la mairie, comme ouvrier d’entretien, avant d’être expulsé.
Lorsqu’on en est à demander au photographe des photos souvenir, on a fait un bon bout de chemin. Au troisième jour à Bamako, après un passage chez le coiffeur pour un rasage radical, on sort pour se promener, et on commence déjà à penser à la suite. Il faut donc immortaliser le moment.
Originaires de la région de Tombouctou, ils viennent de recevoir l’argent qui va leur servir à prendre le car pour rentrer chez eux. L’AME a fait un travail remarquable pendant les 4 jours. Le quatrième jour, il n’est pas rare de voir les expulsés en train de rire. Pour certains, l’expérience migratoire s’arrêtera à tout jamais. Et souvent, ce sont les petits frères qui reprennent le flambeau.
J’ai eu un entretien de plus d’une heure avec Ali, l’homme de gauche. Son français n’était pas très bon, mais c’est surtout sa tension qui m’a empêché de faire une quelconque photo acceptable, voire de retranscrire son témoignage. Il avait juste besoin d’être écouté. Lui, comme les autres hommes d’âge plus mur, a passé plusieurs années en Libye. Le lendemain il vient me voir : « Tu veux bien venir avec moi chez mon frère ? Il ne veut pas croire que j’étais dans le charter. Il pense que je suis revenu avec beaucoup d’argent, que je l’ai caché, et que le charter c’est un mensonge. Toi, tu es blanc, il va te croire. » J’accompagne Ali chez son frère, je témoigne. On conclut par une photo des deux frères. Réconciliés ?
À la fin de la semaine, je pars avec Seydou à Sikasso, à 300 km au sud de Bamako, non loin de la frontière du Burkina Faso. Seydou y retrouve son frère, propriétaire d’un garage de réparation de pneus, non loin de la douane. Après la prière, Seydou, en compagnie de son frère et de deux amis, raconte son périple. Il est jeune, son frère possède une petite entreprise ; avec un peu de volonté et de chance, il pourra s’en sortir.