Décryptages Enquête
Elise Vincent
Bamako (Mali)
Envoyée spéciale
Dans les faubourgs en terre
rouge de Bamako, il y a de
plus en plus d’histoires tristes
de jeunes gaillards, tout
droit sortis du Sahara. Des
migrants las, amaigris, qui
refont le film de leur aventure avortée vers
l’Europe.Ils se racontent parfois leur histoire,
près des gares routières où ils errent, le
jour, cherchant à se refaire. Puis ils s’affalent,
le soir, sur les bancs des marchés
désertés, plongés dans la torpeur propre
aux égarés.
Ils ne sont pas maliens mais nigérians,
ivoiriens, camerounais, originaires de toute
l’Afrique en fait. Au Mali, on les appelle
les « refoulés », et tout le monde sait qu’ils
viennent de ces convois d’Algérie et de
Mauritanie qui rejettent chaque mois, par
camions entiers, des centaines de Subsahariens dans
le désert de la frontière nord.
De ce territoire, refuge aride des Touareg
et d’Al-Qaida au Maghreb islamique
(AQMI), des migrants arrivent. Certains
comme Abderrahmane, 31 ans, n’ont plus
que la moitié de leurs dents. Lui a rejoint
Bamako après plusieurs semaines passées à aller de bus en bus.
Il avait été débarqué
au poste-frontière de Tinzawaten, où
sont abandonnés les refoulés en provenance
d’Algérie. « Juste un désert, décrit-il.
Même pas de quoi s’acheter à boire. » La
police y vit sous un « toit en paille » et, dit-il,
rackette les nouveaux entrants.
De ce voyage, Abderrahmane est ressorti
avec seulement son short et sa sacoche
en bandoulière. Dans les camions, les
migrants sont embarqués tels qu’ils sont
lors de leur interpellation. Dans son
convoi, certains n’avaient même pas eu
le temps d’emporter leurs chaussures.
Lui, « le refoulement [l’a] pris » alors qu’il
embarquait sur une pirogue en Algérie.
« Les passeurs nous avaient dit d’attendre
au bord de la mer. » En lieu et place, c’est
la police qui est arrivée.
Quatre ans qu’Abderrahmane arpentait
le Maghreb à la recherche d’une brèche
pour l’Europe. Il a été rattrapé par ce
que les associations de défense des
migrants appellent l’« externalisation des
frontières ». L’afflux de migrants a
conduit, ces dernières années, les pays du
Maghreb à conclure des accords avec les
Etats européens. En échange d’un soutien
financier, ils se sont engagés à mieux
contrôler leur façade maritime.
Ainsi s’est mis en place le système du
« refoulement »vers le Mali. Mais à la différence
de l’Europe où une stricte procédure
administrative et judiciaire encadre les
expulsions, l’Algérie et la Mauritanie font
simple. Les personnes interpellées sur
leur territoire sont réexpédiées sans distinction
de nationalité vers le Mali. Les
Marocains, les Tunisiens et les Libyens
renvoient aussi fréquemment les
migrants arrêtés le long de la frontière
algérienne vers l’Algérie, qui les refoule
vers le Mali. Au point que les chauffeurs
des convois ont fini par surnommer le
Mali la « poubelle » de l’Afrique.
A force d’aventures, Abderrahmane
s’était inventé un surnom, « le mort ».
Mais le refoulement, jure-t-il, « ç’a été le
plus dur ». Il n’en revient toujours pas de
cette descente du Sahara, de ville en ville,
dans des camions à bestiaux fermés à clé.
Des cellules de prison où il dormait à
même le sol avec « le robinet à 2 mètres des
toilettes ». Des « repas », « un petit pain par
jour avec un paquet de lait pour cinq ». Puis
l’attente, chaque cellule devant atteindre
un quota de 90 personnes, avant de repartir
vers la ville suivante.
Peu de chiffres existent sur le nombre
de refoulés au Mali. L’Association malienne
des expulsés (AME), une structure qui
accueille, avec le soutien de Médecins du
monde, une partie d’entre eux à Bamako
et dans les deux villes les plus proches des
frontières mauritanienne et algérienne
donne seulement quelques indicateurs.
Entre septembre2009 et juillet 2010, elle
en a hébergé un peu plus de 900.
Confronté à cet afflux, le Mali connaît
des tensions qu’il ignorait jusqu’alors.
Durant l’été, le gouverneur de Gao, première
grande ville du nord avant le Sahara, a
assuré que les migrants étaient « devenus
plus nombreux que la population locale ».
A tel point que la Croix-Rouge, unique
structure à venir en aide aux migrants
dans le désert, a été sous la menace de la
suspension de ses activités. A la présidence de la
République, on assure ne plus vouloir
que le Mali devienne « un dépotoir ».
Les migrants sont pourtant parfois
prêts à risquer plusieurs fois le refoulement.
Ils retentent leur chance vers le
Maghreb dès qu’ils le peuvent. Tant pis s’il
faut à nouveau tenter la mort. Se guider à
tâtons dans le désert au gré des halos de
lumière des villes qu’indiquent les passeurs.
Trébucher sur les « cercles de pierre »
qui signalent les endroits où sont enterrés
ceux qui se sont perdus. Et voir « la mort
devant soi », comme raconte Orlando, un
Libérien de 23 ans qui rêvait de jouer au
football en Europe.
« C’est que le Mali, décrypte Boris, un
Camerounais, grand costaud de 33 ans arrivé
pieds nus – il travaillait sans papiers en
Algérie –, c’est un trou : quand tu y tombes,
tu t’embourbes. » Le pays est classé 171e sur
177 d’après l’indice de développement
humain (IDH). Les possibilités de travail
son quasiment nulles pour les étrangers.
Les représentations diplomatiques de
pays africains rares. Un pays « entonnoir »
en somme, où les chances de se refaire
sont presque inexistantes.
Ainsi d’Arouna, 25ans,un Ivoirien. Faute
d’argent, chaque soir depuis quatre
mois,il se terre pour dormir sous la remorque
abandonnée d’un camion. Défiguré
par une maladie de peau contractée lors
de son « aventure », il porte malgré la chaleur
un bonnet et un sweat-shirt à manches
longues pour dissimuler ses pustules.
En août, la saison des pluies est arrivée,
et il ne compte plus les nuits blanches et
les piqûres de moustique.
Arouna parle d’une voix que la frayeur
enroue. Il a été refoulé alors qu’il venait de
passer huit mois au Maroc, près de la barrière
qui isole les enclaves espagnoles de
Ceuta et Melilla. « Deux fois », il a tenté sa
chance – « Une fois à minuit, le 1er décembre,
une autre pendant la finale de la Coupe
du monde. » Deux fois, il s’est emballé
les mains dans des tee-shirts en guise de
gants, a enfilé « neuf » jeans pour ne pas se
trancher sur les barbelés.Deux fois, il a été
arrêté et contraint à refranchir la barrière
dans l’autre sens.
A Bamako, Arouna est devenu comme
une « bête », se lamente-t-il. Il
tourne en rond, mais se refuse à la
mendicité. Ses journées sont émaillées
d’accrochages « avec les petits délinquants
maliens qui veulent faire payer la place ». A
son arrivée, une association tenue par
d’anciens« refoulés » l’a pris en charge pendant
trois jours dans une maisonnette
excentrée de la capitale. Mais depuis, faute de moyens,
elle ne peut lui offrir que l’accès
aux douches et un repas par jour. « Du
coup, quand il y a trop de monde, je ne mange
pas », se désole-t-il.
Les refoulés déambulent à Bamako,
l’air de pas-grand-chose et c’est comme
une petite société qui se bâtit à part, lentement.
Chacun parle de ses histoires, de ses
tuyaux. Comme compagnon d’infortune,
Arouna s’est trouvé un Nigérian de son
âge, Alassane. Maigre comme un clou,
celui-ci a été expulsé il y a un mois après
avoir tenté sa chance à cinq reprises à « la
barrière ». « Quand il y a des nouveaux
venus, ça te permet de savoir qui a réussi ou
qui est mort dans l’eau », raconte Arouna.
Jusqu’à son évacuation, il y a un an, un
« ghetto » s’était constitué, à Bamako,
dans un immeuble aujourd’hui empuanti
par les crottes d’oiseaux. Une sorte de
squat, très organisé, comme il en existe
un peu partout pour les migrants en route
vers la Méditerranée. César, un Centrafricain
de 30ans et l’un des plus anciens
refoulés de la capitale, en était « le
patron ». Il avait atterri au Mali en 2007
après un périple rocambolesque entre le
Sahara occidental et la Mauritanie. « C’est
vraiment dommage », regrette-t-il.
Là, chacun avait son « tour de nettoyage
». Un « salon de coiffure » improvisé
devant l’entrée avec une chaise et trois
planches permettait de récolter un peu
d’argent. Avant ça, César, boxeur de
métier, avait longtemps dormi à la gare
routière, longtemps espéré, comme les
autres, le « je-ne-sais-quoi » qui lui aurait
permis de repartir. Aujourd’hui, il se
démène pour monter une association où
les migrants « mettraient en commun
leurs compétences ». Les anciens formeraient
les nouveaux et « on pourrait
ouvrir nos propres commerces », espère-
t-il.
Très peu de femmes dans cet univers là.
Cette fois, il y avait seulement Michelle,
25 ans, au Mali depuis deux semaines.
Camerounaise, elle avait été refoulée à
peine arrivée à Tamanrasset dans le Sud
algérien. Mais, le regard noir, elle dit que,
dans le désert, elle n’a eu peur que du
« soleil » – les camions de refoulement
n’étaient pas bâchés – et de l’eau – « Elle
était de mauvaise qualité et il fallait payer
pour en avoir de la meilleure. » Dans les cellules
pour femmes, Michelle a vu plusieurs
filles malades s’évanouir.
Chez les nouveaux refoulés, il y a en
tout cas un ferment qui prospère. C’est la
haine des « Arabes ». Lors de leurs mois
d’aventure, tous ont entendu les mêmes
insultes : « sales nègres », « esclaves »…
« Les Arabes disent qu’ils ne sont pas africains
», déplore Alassane. « Il y en a, s’ils
voient passer un Arabe dans la rue, qui
sont prêts à aller lui taper dessus », assure-
t-il. Plusieurs incidents ont eu lieu
dans la capitale ces derniers mois.
Parmi tous les migrants rencontrés,
Abderrahmane, César, Orlando, Boris,
Michelle, Arouna, Alassane, seuls les
deux derniers souhaitaient pourtant rentrer
chez eux. Arouna, aîné de trois
enfants, se demandait juste si les siens,
sans emploi, l’admettraient avec ses pustules.
Alassane, fils d’agriculteurs, avait
hâte de revoir sa femme et sa fille de2ans.
Mais pour les autres, comme résumait
César : « Retourner, ce serait repartir à
zéro. » Sur la route qui mène à l’Europe, le
Mali les rapproche malgré tout un peu
plus du but.