Association Malienne des Expulsés

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Le Monde / Keita, le "toubab" de l’aéroport

LEMONDE | 27.09.10 | 15h09 • Mis à jour le 27.09.10 | 15h09

Il s’appelle Mahamadou Keita, mais tout le monde l’appelle Keita, il a 39 ans et, à l’aéroport de Bamako, son travail est un peu celui d’un croque-mort des rêves de France. Un job du soir, payé 150 euros par mois par l’Association malienne des expulsés (AME), pour laquelle il travaille.

Pour le Mali, ce n’est pas si mal. Il est occupé tous les jours dès 20 heures, à l’arrivée du vol en provenance de Paris. A force, il y a trouvé son compte. Mais, concrètement, comme il dit, sa tâche, délicate, c’est d’"accueillir" les expulsés de France.

Il lui arrive souvent d’y aller pour rien. Les expulsions ne sont pas régulières, encore moins annoncées. Mais, alors qu’un nouveau projet de loi, débattu à partir du 28 septembre à l’Assemblée nationale, prévoit de faciliter "l’éloignement" des étrangers irréguliers, il se dit que son métier depuis quatre ans, est peut-être voué à un meilleur avenir.

Le vol Paris-Bamako, pourtant, pour les Maliens, c’est d’abord celui de ceux qui ont émigré avec succès. Ceux qu’accueillent à chaque fois une nuée de boubous impatients et des défilés de décolletés parés comme pour un soir de gala. Tout est fait pour que les expulsés ne troublent pas les retrouvailles. "Ce sont les premiers qu’on fait monter au fond de l’avion et les derniers qu’on débarque", décrit Keita.

Avec l’expérience, il a appris à jauger ses chances de travail en fonction du retard de l’avion. Si le vol est à l’heure, il peut rentrer se coucher sans états d’âmes dans la maisonnette au toit de tôle qu’il occupe avec sa femme et sa fille de 2 ans et demi dans un fond de cour cabossé. Dans le cas contraire, ses contacts le préviennent par téléphone portable de la longue soirée qui s’annonce.

Keita se met alors en route, au volant de sa Golf blanche payée par l’AME. Le moteur chauffe un peu, le contraignant parfois à des haltes inopinées. Mais la voiture reste une belle occasion venue de l’Hexagone. Au Mali, l’ironie du sort veut qu’on les surnomme des "France au revoir".

A l’aéroport, Keita a un statut officiel. Avec un vrai badge, qu’il arbore toujours autour du cou. Avec ce sésame, il peut se faufiler dans la foule, chemise propre, crâne rasé. Et distribuer, fier, des poignées de mains entendues à tous ceux qui, avec le temps, ont fini par comprendre son étrange métier.

Dans l’aéroport, les expulsés l’attendent dans le local de la police malienne. Ce sont souvent des hommes seuls. Il y a rarement plus de trois personnes à la fois. A ce moment-là, "ils en veulent à la -terre entière", raconte Keita. La meilleure chose qu’il ait trouvée pour les calmer, c’est de leur dire qu’il est lui-même un "ancien expulsé". Point de mensonge, Keita est bien un ancien sans-papiers. Un de ceux qui ont occupé l’église Saint-Bernard en 1996, donnant lieu à l’un des premiers mouvements organisés de migrants irréguliers. Avant d’être expulsé, il avait son chez lui et il récite toujours comme un totem son ancienne adresse : "14, rue de Dieppe, 9e étage. Courbevoie."

Onze ans passés en France, où il a presque perdu son accent du Mali et gardé des tiques d’argot des quartiers. Il dit toujours "ouf" pour dire "fou". Injurie au volant à coups de "nique ta mère", comme le feraient les moins sereins des Parisiens. A l’aéroport, on a fini par l’appeler le "toubab" - le Français en bambara - ou "le Malien de l’extérieur".

Avec les expulsés, il n’en est pas moins le plus attentionné des accompagnateurs. Il tire la valise. Court chercher des cigarettes. Prête son téléphone. "J’évite juste de faire des blagues." Il y a peu, il a suivi une formation en psychologie dispensée par Médecins du monde. "Mais quand il y en a qui pleurent beaucoup, je finis quand même par pleurer avec eux."

La partie la plus délicate de son travail, c’est quand il doit reconduire chez eux les expulsés effondrés. Rares sont ceux que les proches viennent chercher. Au Mali, l’adage dit que "chaque famille a son migrant en Europe". Aussi, être expulsé, c’est s’exposer à la relégation, la "malédiction". Keita en veut pour preuve tous ceux dont les familles n’ont pas voulu quand il les a raccompagnés.

Lui-même, à son retour, en a bavé. Dans sa tête, d’ailleurs, il est "toujours à Paris". Il a pu se marier "mais souvent, c’est impossible", assure-t-il. Son retour lui a juste permis, déclare-t-il, de ne plus avoir "à subvenir aux besoins de sa famille". C’est son petit frère qui vit en Espagne depuis 1999, après avoir traversé clandestinement la Méditerranée en barque, qui assume désormais cette charge.

Coincé à Bamako, Keita relativise pourtant la "fermeté" du président Nicolas Sarkozy à l’égard de l’immigration. Il a de nombreux amis à Paris et, d’après lui, avec le temps, "ils ont tous obtenu des papiers". Avec les années, il a même élaboré une théorie : le système actuel "fait vivre tout le monde : les hommes politiques qui font croire qu’ils contrôlent, les associations qui font de l’aide aux migrants... et même moi."

Il s’est forgé ce point de vue un peu pessimiste à force de fréquenter l’aéroport et de voir ses corruptions en tous genres. "J’en connais qui étaient arrivés le vendredi, et le lundi ils avaient repris l’avion." Il sait trop bien, aussi, que "la première chose" que lui demandent tous les expulsés à la descente de l’avion, c’est toujours : comment repartir ?

Elise Vincent

Article paru dans l’édition du 28.09.10


Voir à ce sujet :
- La Cimade - Visa refusé - Témoignage de Mahamadou Keita de l’Association Malienne des Expulsés
- Laissez-passer (France) / A Bamako, le violent retour à la case départ de Siabou le gréviste
- Le Monde / Le Mali manque de moyens pour accueillir les expulsés
- France Info : A Bamako au Mali, l’expulsion, on connaît...

jeudi 30 septembre 2010

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